- TIRSO DE MOLINA
- TIRSO DE MOLINAPeu d’œuvres de la littérature d’Occident ont eu la fortune de L’Abuseur de Séville et l’invité de pierre (El Burlador de Sevilla y convidado de piedra ), le premier Don Juan. Passé à l’état de mythe, ce qui n’est pas courant pour la création particulière d’un pays, d’un siècle et d’un homme, ce premier don Juan est resté pratiquement inconnu de tous ceux, innombrables, qui, à leur façon, ont abordé ou traité le «donjuanisme». Et pourtant, par des voies directes ou détournées, notoires ou ignorées, tous les ruisseaux, toutes les rivières, tous les fleuves donjuanistes découlent de la même source. Rien que pour cela, Tirso de Molina se range à une place d’honneur dans ce qu’on appelait de son temps la république des lettres. Mais ce n’est pas son seul titre à siéger dans cet aréopage. Lui arracherait-on don Juan, comme certains érudits s’y sont efforcés, Tirso n’en resterait pas moins un des meilleurs dramaturges, un des prosateurs les plus subtils du Siècle d’or espagnol.Un théâtre né au cloîtreOriginaire de Madrid où il vit très probablement le jour (sa date de naissance fut longtemps controversée et l’on ne sait toujours rien sur son ascendance), Gabriel Téllez, dit Tirso de Molina, entra dans l’ordre de la Merci en 1600. Il y fit profession le 21 janvier 1601 au couvent de San Antolín, à Guadalajara. Dès lors, il devait exercer des charges, prédicateur à Saint-Domingue, commandeur de couvent, définiteur de province, chroniqueur général, lesquelles montrent assez que sa vie monastique absorba une part énorme de son énergie et aussi de son activité créatrice comme en témoigne sa considérable Histoire générale de l’ordre de Notre-Dame de la Merci (Historia de la orden de la Merced ), sans parler d’autres œuvres austères comme la Vie de la sainte mère doña María de Cervellón (Vida de María Cervellón ), l’Acte de contrition (Acto de contrición ) ou le très important recueil fait de morceaux divers, mais le plus souvent édifiants, qui s’intitule Instruire plaisamment (Deleitar aprovechando ) et qui fut signé et daté à Tolède en 1632. C’est parallèlement à sa tâche de religieux que Tirso de Molina écrivit une œuvre dramatique parfois si hardie qu’elle lui valut d’être traduit, en 1625, devant la junte de Réformation, tribunal civil créé par le comte-duc d’Olivarès pour veiller sur les bonnes mœurs, puis, en 1640, d’être exilé à Cuenca par le général de la Merci, lors de la visite canonique des couvents de Castille. Mais ces sanctions ne signifient nullement que Fray Gabriel Téllez ait abandonné la voie qu’il avait choisie dans sa jeunesse. Elles ne signifient pas non plus que son ordre lui avait retiré sa confiance. Fray Gabriel fut élu, en 1645, commandeur du couvent de Soria. Il était définiteur de Castille extra capitulum lorsqu’il mourut au couvent d’Almazán.Cette conjonction, comme d’autres non moins singulières, ne saurait étonner que des esprits peu avertis des réalités de l’Espagne du XVIe et du XVIIe siècle. Elle ouvre simplement le débat sur la question que se posent les spécialistes, pour y répondre de diverses façons: le théâtre de Tirso est-il ou non un théâtre de pure édification?Une œuvre d’approche difficileCes problèmes, à vrai dire, n’effleuraient guère la pensée des historiens de la littérature quand, il n’y a pas si longtemps, la vie de Tirso appartenait à la seule légende: Álvarez Baena, au XVIIIe siècle, et les romantiques à sa suite avaient imaginé, selon le schéma classique du diable qui se fait ermite, que Tirso, après avoir vécu dans le siècle, était entré dans les ordres à un âge déjà mûr, abandonnant, avec Satan et ses pompes, le théâtre et le monde dissolu des acteurs et des actrices. Puis, emboîtant le pas à Blanca de los Ríos, qui avait fait de Gabriel Téllez un bâtard du duc d’Osuna sur la simple foi d’une inscription raturée et dont la lecture douteuse ne s’accorde pas avec d’autres documents plus probants, bon nombre de critiques de notre époque ont ramené toute l’interprétation de l’œuvre de Tirso à cette conjecturale filiation... La légende s’est dissipée au fur et à mesure que les érudits ont découvert les éléments qui permettent de connaître un peu mieux Tirso, tandis que l’hypothèse de la bâtardise et ses conséquences systématisées apparaissent de plus en plus légères. Il faut trouver d’autres explications, et il faut les chercher dans la vie de l’Espagne du XVIIe siècle, en se gardant de la réduire à ces simplifications pseudo-sociologiques qui ont trop souvent cours. C’est ainsi qu’on pourra comprendre comment les vers du théâtre de Tirso ou la prose de ses Vergers de Tolède (Cigarrales de Toledo , 1621), recueil aussi profane et divertissant que Deleitar aprovechando est grave et moralisateur, dépeignent tant de scènes sensuelles ou truculentes, tendres ou cruelles, bref, montrent aux yeux du spectateur ou du lecteur un tableau aussi éloigné de ce qu’on attend de la plume d’un ecclésiastique.Aspects généraux du théâtre de TirsoCe théâtre qui constitue par ses dimensions et par sa richesse le cœur même de l’œuvre de Tirso ne nous est que partiellement parvenu. Sur les quatre cents pièces que Gabriel Téllez aurait écrites, on a conservé quelque quatre-vingts comedias , dont plus de cinquante sont incontestablement de sa main et bon nombre d’autres probablement de lui, sans compter cinq autos sacramentales dont la paternité n’est pas en cause. On ne saurait dire exactement quand Tirso commença à écrire pour la scène ni quand il s’arrêta. Il est sûr que, si sa condamnation par la junte de Réformation fut amèrement ressentie, elle ne mit pas un terme à sa production. Et si on ne peut situer avec la précision souhaitable les débuts du jeune moine de la Merci dans l’art dramatique, il ressort des documents que son nom n’était pas inconnu dans le monde théâtral autour de 1606. Les relations qu’il aurait nouées en 1604, à Tolède, avec Lope de Vega n’y seraient pas étrangères. De toute façon, Tirso adopta avec enthousiasme les idées que Lope avait déjà mises en pratique et imposées au public bien avant de les formuler dans son Art nouveau (1609) et qui envoyaient à tous les diables ces préceptes prétendus aristotéliciens que le romantisme ne devait balayer en France que beaucoup plus tard. Il suffit de voir les dates pour comprendre que Tirso, s’il n’innovait pas formellement par rapport à Lope, n’en était pas moins un des fondateurs et non pas un des vulgaires suiveurs de la nouvelle école. Et d’ailleurs, dans les Cigarrales , Tirso coucha à son tour sur le papier les idées de cette nouvelle école en des termes complémentaires de ceux de Lope.Comme celles de Lope, les comedias de Tirso comportent trois actes d’un millier de vers environ. Comme celles de Lope, elles ne tiennent aucun compte des unités de lieu et de temps; elles mêlent le tragique et le comique, la crudité et la préciosité, le profane et le sacré. Rien ne les distingue donc dans leur aspect extérieur. Mais chacun des deux poètes a son style propre, sa façon de construire les intrigues, de mener les dialogues, d’exprimer son tempérament, et les critiques s’accordent à trouver une profondeur particulière à la psychologie de Tirso, une irrésistible drôlerie chez ses graciosos. Comme Lope, Tirso fit des pièces de cape et d’épée, des comédies de courtisans ou de villageois, des drames historiques, fantastiques, religieux. Mais si leurs thématiques se croisent souvent, elles ne se recouvrent pas toujours. Et on ne s’étonnera pas que le théâtre religieux de Tirso ait sans doute plus de poids.Singularité du théâtre religieuxQu’il soit biblique, comme La Vengeance de Thamar (La Venganza de Tamar ), hagiographique, comme La Dame de l’oliveraie (La Dama del olivar ) et la trilogie de Sainte Jeanne (Santa Juana ), ou qu’il mette en scène cette question de la terre, du ciel et de l’enfer qui préoccupait si fort les esprits de cette époque, comme dans L’Abuseur de Séville et Le Damné par défiance (El Condenado por desconfiado ), le théâtre religieux de Tirso a une saveur spécifique. La querelle d’authenticité entretenue sur ces deux dernières pièces apparaît tout à fait oiseuse si on les replace dans l’ensemble dont elles sont comme les fleurons. Pour s’en tenir à ces deux chefs-d’œuvre où les deux protagonistes sont brûlés du même feu infernal au terme d’aventures qu’on ne saurait imaginer plus dissemblables, don Juan parce qu’il croyait trop aux vertus d’un repentir toujours retardé, Paul parce qu’il croyait trop que ses fautes avaient scellé son sort, qui ne serait frappé par la qualité psychologique et une certaine noblesse des héros qui évitent à leur histoire de verser dans la pure démonstration théologique?Si on y regarde de plus près encore, on s’aperçoit que cette leçon est elle-même à la fois nette et complexe, c’est-à-dire difficile à réduire à un simple dogmatisme.Certains critiques veulent voir dans ces deux œuvres les volets complémentaires d’un seul enseignement. D’autres les opposent. Il en est qui pensent que Tirso était un théologien profond. Il en est de plus réticents. On débat pour savoir si Tirso était thomiste, moliniste ou disciple de Zumel. Ce qui est certain, c’est qu’à aucun endroit de ces deux sommets de son théâtre il n’a sacrifié la construction scénique à l’enseignement doctrinaire. Sans doute est-ce à cause de ce merveilleux souffle dramatique qu’il a mérité qu’on l’ait souvent appelé le Shakespeare espagnol.Tirso de Molina(Fray Gabriel Téllez, dit) (v. 1583 - 1648) dramaturge espagnol. Moine, il composa près de 400 pièces. Comédies: Un timide au palais; drames historiques ou romanesques: les Amants de Teruel; un drame religieux: le Damné par manque de foi; et, surtout, le Trompeur de Séville (v. 1625), où Don Juan apparaît dans la litt. occidentale.
Encyclopédie Universelle. 2012.